L’homme à la lamproie
Par Sonia Moumen
Il en va des pêcheurs à la lamproie un peu comme des notaires, le métier se transmet souvent de père en fils. Eric Montillaud, deux petites boucles noires à l’oreille gauche, 43 ans, une stature de rugbyman, n’a pas échappé à la règle. Il a repris en 1996 la succession de son père. « À l’époque, mon père pêchait de tout », et d’égrainer avec son accent chantant des noms de poissons dont le commun ignore presque tout, parfois même jusqu’à la fragile existence : l’alose, la cibèle, l’anguille, les crevettes blanches de l’estuaire et bien sûr, la lamproie.
La lamproie, cette reine incontestée des eaux épaisses de la Garonne et de la Dordogne, fille des eaux océaniques, remonteuse d’estuaire au grès des marées et de l’appel de l’eau douce. La lamproie, la mal aimée, avec sa gueule en ventouse et son surnom de vampire.
Mais tant pis si personne ne trouve la lamproie jolie car Eric et ses comparses pêcheurs lui trouvent une beauté inégalée : « nous les pêcheurs, la lamproie, on la trouve belle ! C’est un poisson qui est beau à capturer, quand elle se débat dans les filets… » La voix se perd et dans les yeux verts d’Eric, on se surprend à rêver le combat héroïque des pêcheurs et de leurs lamproies. C’est la bataille du Capitaine Achab et de son Moby Dick, c’est le combat archaïque des hommes livrant bataille à des poissons monstrueux et grimaçants venus de temps immémoriaux. La réalité d’Eric Montillaud est pourtant bien plus douce : il ne pêche pas la lamproie un couteau entre les dents mais équipé de nasses ou de filets, c’est selon. A la marée descendante, il étend ses filets sur la Dordogne et emprisonne ce que la rivière veut bien lui offrir. Avec ses nasses, il espère faire prisonnières quelques lamproies intrépides. Eric a droit, comme tous les pécheurs de lamproie, à 150 nasses par saison. Pas plus. Il les relève une fois par semaine et c’est à chaque fois la surprise. « Il y en a qui repartent, c’est que c’est malin ces machins ! »
Après le temps de la pêche, celui de la cuisine
Avec ces machins, Eric est aux petits oignons. Après la pêche, il est en effet temps de passer en cuisine. Un travail long, fastidieux, qu’aucun pêcheur de lamproie n’a envie de montrer ni même de raconter. On sait simplement que cela saigne beaucoup. Mais pour Eric, sa reine à la chaire si fine et sans arête, à la peau si douce et sans écailles mérite tous les efforts. « On ne peut que l’aimer » soupire l’homme à la lamproie. Pour elle, il s’est mis en cuisine et réinterprète la très classique lamproie à la bordelaise : une recette à base de vin rouge et de poireaux qui sait réveiller la chair douçâtre de cet étrange poisson. Eric a raison, la lamproie cuisinée de la sorte n’est plus un poisson, c’est quelque chose d’autre, un goût et une texture à la fois indéfinissables et subtils.
Il lui invente aussi préparations et recettes capables de la magnifier comme les rillettes à la lamproie« tout le monde les veut ! » Et si on lui demande ce qu’il met dans ses rillettes à l’étrange couleur gris ardoise, il se mure dans le silence, à peine concède-t-il la présence de sel et de poivre. « Il y a des trucs qu’il ne faut pas dire. C’est mon secret, j’ai mis du temps à trouver.» Même excitation teintée de bonheur paisible quand il parle de sa lamproie échalote / poivron rouge. « Je ne suis pas cuisinier mais j’aime ça. Je passe beaucoup de temps sur l’eau, la journée et la nuit. C’est vrai que dans mon labo, à faire mes conserves, je suis bien. Je teste, je fais goûter aux copains. »
La Garonne et la Dordogne pour horizon
Les copains, il les reçoit face à la Garonne, là où il vit : « au lever et au coucher du soleil, c’est magnifique. A part si le mascaret s’en mêle, c’est une eau calme. Il n’y a presque personne qui navigue à part Airbus et deux bateaux de plaisance. » Si Eric vit face à la Garonne, c’est sur la Dordogne qu’il part pêcher : « je remonte jusqu’à Sainte-Terre où j’ai mes nasses à lamproie, jusqu’à Castillon aussi, l’eau y est tout le temps verte, elle n’a pas la couleur de la vase comme sur la Garonne.» Et si le tableau pourrait paraître idyllique, qu’on ne s’y trompe pas : les lamproies et leurs pêcheurs se font de plus en plus rares. « On est plus que 46 pêcheurs professionnels, on était encore plus de 100, il y 7 ou 8 ans.» se désole le Président des pêcheurs professionnels en eau douce de Gironde.
Mais puisque pêcheur c’est un peu comme notaire, Eric pourrait peut-être transmettre son savoir-faire, son bateau, ses nasses, ses filets et ses secrets de cuisine à son fils ? La réponse est sans appel : « J’ai deux enfants, je leur interdis de faire ce métier. »
Eric Montillaud
Président des pêcheurs professionnels en eau douce de Gironde
Un article produit dans le cadre de l’application Adresses Gourmandes.
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Éric MontillaudPêcheur
Éric Montillaud
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