L’arche de Noé végétale
Par Sonia Moumen
Arriver chez Pierre Gratadour, un des maraîchers les plus emblématiques de l’agglomération bordelaise, demande un sens aigu de l’orientation et une bonne dose de patience : c’est qu’il faut en passer des ronds-points, des feux rouges et des zones commerciales avant de pénétrer dans son antre. C’est là, à quelques encablures du chaos périurbain que Pierre fait pousser ses légumes comme son père avant lui, le père de son père et le père de son grand-père encore avant.
Car chez les Gratadour, on est maraîchers depuis quatre générations et on en est fiers. « Mon père avait un mois quand mes grands-parents et arrière-grands-parents se sont installés au Haillan. » On est en 1944, la famille vient du Taillan-Médoc, une commune toute proche, et installe son activité de maraîchage sur près d’une dizaine d’hectares de champs et de cours d’eau. « Aujourd’hui nous ne sommes plus que 20 à 30 maraîchers dans l’agglomération bordelaise, en 1969 on en comptait 400. Ce n’est pas vrai que l’on est des agriculteurs en milieu urbain, on est des agriculteurs qui se sont fait urbaniser ! Ce n’est pas pareil ! »
Un brin désabusé, Pierre explique comment sa famille a été dans les années 70 expropriée de 3,5 hectares de terre pour faire une route, puis en 2001 à nouveau de 3,5 hectares pour un rond-point. Restent à Pierre 3,5 hectares sur lesquel il pratique le maraîchage dans toute sa diversité. Il a fait les comptes : à l’année, c’est près de 70 légumes qui sortent de terre, soit une centaine de variétés différentes. Jamais de hors sol « j’ai été voir. J’ai dit non.» Contrairement à son père qui a commencé à travailler à 15 ans, Pierre a obtenu un bac pro suivi d’un BTS en production légumière. « Ce n’est pas parce qu’on est paysan qu’on a pas besoin d’instruction » martèle-t-il.
L’homme qui a dit non à l’agriculture conventionnelle
C’est notamment en étant formé à l’agriculture conventionnelle « je ne voulais pas de ça », qu’il a choisi de prendre des chemins de traverse : rotation dans les cultures pour ne pas épuiser les sols, saisonnalité pour respecter les rythmes de la nature, utilisation de purins de plantes pour le respect de la terre, installation de ruches pour la pollinisation, diversité des variétés pour le plaisir du palais.
« La salade, en tout, j’en fait 13 variétés différentes »
Même chose pour les courgettes, les aubergines, les pommes de terre ou les tomates qui exhibent leurs différences dans un fouillis de verdure et d’insectes. « Si on écoute la nature, on peut faire tout pousser » précise celui qui se définit d’abord comme un paysan. « Je félicite vraiment ceux qui sont en bio ; mais si on travaillait en respectant la terre et le rythme de la nature, on n’aurait pas besoin de ce genre de label. Et là c’est le citoyen qui parle, ce n’est pas le paysan.» Il enchaîne « Ma femme me dit parfois que je mélange trop vie professionnelle et personnelle.»
Il est comme ça, Pierre Gratadour, engagé sur tous les fronts : « je suis contre la croissance, consommer n’est pas une vie ». Sur le sujet il est d’ailleurs intarissable, les mains virevoltantes, l’accent chantant, le débit en mitraillette. Sa voiture ? Elle a 25 ans et elle l’amène partout où il veut. Son tracteur ? Il a 51 ans et appartenait déjà à son grand-père. « Je suis un homme du peuple. Je fais partie des bas revenus. Et même si on n’est pas riches, à notre table, vous ne trouverez que des bons produits.» Les siens bien sûr mais aussi ceux de paysans amis et membres du réseau « Le goût de notre ferme » qu’ils ont fondé à plusieurs il y a quelques années. Il en accueille d’ailleurs certains dans son magasin situé au cœur de son exploitation, là où il écoule la totalité de sa production et organise deux fois par an des marchés de producteurs. « Je ne vends qu’en direct. Cela permet d’avoir un retour immédiat et d’expliquer aux clients la variabilité des saisons et du climat, qu’il faut consommer ce qui est disponible au moment où c’est disponible, que le légume à tout prix toute l’année c’est interdit ! » Et de poursuivre : « l’été, quand les clients arrivent comme des fous pour mes tomates et qu’ils me disent ‘oh la la, qu’est-ce qu’elles sont bonnes vos tomates’, c’est ma récompense ». Pierre Gratadour est un paysan heureux qui regarde en souriant passer une palombe dans le bleu du ciel.
Un article produit dans le cadre de l’application Adresses Gourmandes.